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rheinsein : Saint-Beuve an Hugo: “Manheim, très belle ville”

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Worms, ce dimanche 27 octobre 1829.

Mon cher Victor, nous voici à Worms, sans nouvelles de vous ni des vôtres ; nous y pensons toujours, nous parlons continuellement de votre absence ; si vous étiez avec nous seulement une heure par jour, et le reste du temps à Paris, à votre femme, à vos belles œuvres, nous aurions souvent besoin de votre parole pour nous fortifier et nous relever ; car il y a eu bien des mécomptes dans notre route quoique encore si courte.

Nous avons quitté Besançon fort contents d’en sortir, malgré le bon et cordial accueil de Weiss, de M. Demesmay et autres Francomtois. Mais nous avions hâte d’oublier ces vilaines murailles et ces maisons administratives qui ressemblent toutes à des hôtels de préfecture ; nous aspirions à Strasbourg. Eh bien ! nous y courons tout de suite, laissant à gauche la Suisse et ses neiges, nous arrivons et courons à la cathédrale ; le croiriez-vous ? désappointement presque complet. C’est bien moins mon avis que je vous donne, comme vous pensez, que celui de mes deux compagnons mais le gothique de cette cathédrale, classique entre les cathédrales, est maigre, sec ; ce sont de longues baguettes, les sculptures ont l’air d’être en fonte (mot de Robelin) ; rien de gris, d’encroûté, comme disent ces messieurs ; rien de cet écrasé de la pierre qui plaît tant à voir et qui est comme la ride au front du vieillard, comme la verrue de M. de Chateaubriand du buste de David. La façade a l’air d’être plaquée sur une muraille nue qu’on aperçoit derrière dans les longs intervalles des ogives ; c’est du gothique de la décadence, du XVe siècle ; au reste, en y regardant de plus près, ces messieurs y ont admiré des figures dont Boulanger vous montrera des croquis ; et puis la flèche est aussi fort belle et à leur gré. En somme, cela ne vaut ni Saint-Denis, ni Notre-Dame, ni Saint-Séverin qu’on a sous la main. Après trois jours de séjour, et sans avoir vu le tombeau du maréchal de Saxe, nous nous sommes enfuis de Strasbourg par Cologne et Francfort. Chemin faisant nous examinions à chaque descente de voiture les églises d’Haguenau, de Wissembourg, de… je ne sais pas tous les noms de ces bourgs allemands ; d’ailleurs, un pays gras, rond, plantureux, herbeux et feuillu, comme dit notre peintre Boulanger ; assez propre aux scènes décrites dans Werther ; rien d’extraordinaire pourtant. Puis voilà que ce matin, toujours en route pour Mayence et Cologne, notre conducteur nous montre à droite une ville à une lieue dans la brume, où nous ne devions point passer. C’était Manheim, très belle ville, nous dit-il nous le croyons sans peine. Manheim ! nous laissons la voiture, nos places, nous décidons de ne repartir que le lendemain pour avoir le temps de donner un coup d’œil à Manheim ; nous y courons, à mesure que nous avancions, les flèches devenaient terriblement rondes et en boules ; nous passons le pont de bateaux du Rhin, et nous voilà dans la ville du monde qui ressemble le plus à Versailles. – plus que Versailles même, – c’est du Nancy tout pur, du Stanislas, un Louis XV achevé, une ville superbe au cordeau ; nous ne pensions pas que la victoire de Fontenoy pût aller jusque-là ; mais il y a décidément, en Allemagne, une bonne portion française ; cette belle ville de Manheim, qui devait s’appeler Belle-vue, ou Belle-chasse (comme disent ces messieurs dont je ne fais que vous transmettre les idées et les paroles), appartient au roi de Bavière et est précisément de la force de sa fameuseOde sur l’économie. Nous sortons de Manheim, l’oreille basse et la queue entre les jambes, et nous ne comptons plus sur rien. Nous ne comptions plus même sur Worms où nous sommes allés, à trois lieues de là, pour achever notre journée. Mais heureusement qu’à travers le Louis XV qui la recouvre, nous avons trouvé une admirable partie de cathédrale romane et un coin gothique que ces messieurs sont occupés à dessiner dans ce moment même et dont ils vous donneront des nouvelles. Demain nous partons pour Mayence et Cologne. (…)

Adieu et au revoir bientôt, mon cher et grand Victor,
Sainte-Beuve


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